Supraconductivité, superfluidité, cristaux liquides, instabilités hydrodynamiques et turbulence, milieux poreux, systèmes granulaires et autres sont les thèmes sur lesquels le physicien français Étienne Guyon, décédé le 12 juillet à l’âge de 88 ans, a apporté des contributions majeures, largement reconnues par la communauté scientifique internationale.
Mais n’évoquer que cet aspect très important de sa vie scientifique serait négliger sa personnalité, rare dans cette communauté. Étienne Guyon s’est illustré comme enseignant, écrivain, animateur scientifique, vulgarisateur et acteur institutionnelle. Professeur à l’Université de Paris Orsay et à l’École Supérieure de Physique et Chimie Industrielles de Paris (ESPCI), il a également été directeur du Palais de la Découverte à partir de 1988, poste qu’il quitta en 1990 pour prendre la direction de l’École Normale Supérieure (ENS) jusqu’en 2000, avant de revenir comme chercheur émérite au laboratoire PMMH de l’ESPCI, qu’il avait créé en 1978 et où il a continué de travailler jusqu’à son décès.
En 1955, il est reçu au concours de l’École Polytechnique et de l’ENS et choisit cette dernière. En cette année de la guerre d’Algérie, il fait partie d’un groupe d’étudiants catholiques (« talas »), pacifistes engagés et militants actifs contre la guerre d’Algérie. En 1961, il commence une thèse expérimentale, qu’il soutiendra en 1964, sur la supraconductivité (conduction électrique sans résistance à très basse température) avec le jeune professeur de physique de l’université d’Orsay Pierre Gilles de Gennes, dont il sera son premier thésard et l’ami fidèle qu’il accompagnera en 1991 à Stockholm à la cérémonie d’attribution de son prix Nobel.
Après sa thèse, Étienne Guyon se rend à l’Université de Californie à Los Angeles, pour travailler sur l’hélium superfluide (s’écoulant sans viscosité à très basse température). Une partie de ses expériences a inspiré la théorie de Kosterlitz et Thouless, récompensées en 2016 par le prix Nobel de physique.
De retour à Orsay comme professeur, il rejoint une nouvelle activité initiée par Pierre Gilles de Gennes sur les cristaux liquides. Ses travaux sur le mouvement des cristaux liquides soumis à une différence de température, font de lui une référence internationale dans ce domaine. Étienne Guyon devient alors l’une des figures de proue de la communauté française des recherches sur les instabilités, le chaos et la turbulence, études qui vont connaître un fort impact international entre les années 1980 et 1990.
Puis, il rejoint en 1978 l’ESPCI, pour y enseigner le cours d’hydrodynamique physique, succédant ainsi à un autre grand expérimentateur de la turbulence et du chaos, Pierre Bergé. Il ouvre un nouveau laboratoire, qui deviendra plus tard le laboratoire de Physique et Mécanique des Milieux Hétérogènes (PMMH), aujourd’hui l’un des plus importants de l’ESPCI. Cette grande école, rattachée à la Ville de Paris, forme des ingénieurs en privilégiant l’expérimentation et la recherche. Elle a un riche passé dans l’histoire de la physique, car Pierre et Marie Curie y découvrirent, en 1898, le radium. Elle a été entre autres, dirigée par Paul Langevin et, lorsque Étienne Guyon l’a rejointe, Pierre Gilles de Gennes en assure la direction.
Les cours dispensés à l’ESPCI par P. Bergé et E. Guyon ont radicalement modifié l’enseignement très classique de l’hydrodynamique. Ils le dispensent à partir des résultats récents de la recherche et en font la base d’un texte pédagogique dont Étienne Guyon fut le co-auteur, sous le titre de "Hydrodynamique physique". Cet ouvrage accompagne des générations d’étudiants à travers le monde dans leurs premiers pas dans la mécanique des fluides.
A l’ESPCI, il a développé des recherches sur les instabilités hydrodynamiques et les milieux poreux et ouvre une activité de recherche sur la matière molle. Doté d’une capacité de travail remarquable, doublée d’un dynamisme fulgurant, Étienne Guyon fut un animateur scientifique enthousiaste et a joué un rôle très important dans la genèse d’un style de recherche précurseur, associant physique et mécanique, et inspiré par la physique statistique. Il s’intéresse à la matière en désordre et l’hydrodynamique physique et fut le fondateur du groupement de recherche « Milieux Aléatoires Macroscopiques » (MIAM) qui a structuré et structure encore aujourd’hui, la communauté française d’études sur la matière molle.
Sa passion pour la recherche s’est également exprimée à travers des actions de popularisation d’une science en mouvement, expliquant avec des mots simples ses travaux afin de les partager, d’abord, avec sa famille, mais également et plus largement avec les jeunes. En 1975, à l’occasion du Congrès national de la Société française de physique, à Dijon, il lui est demandé d’installer en plein air une animation de physique intitulée Physique dans la rue qui connut un vif succès. Comme il le disait lui-même, il s’est inspiré de Mai 68 pour créer cette science dans la rue.
Il emportera cette expérience dans ses bagages lorsqu’il présidera le comité d’orientation de la Villette lors de son ouverture et ensuite au Palais de la Découverte, qu’il dirigea à partir de 1988. Le modèle du Palais de la Découverte (expositions, animations, conférences) avec des relations continues avec les expériences et le monde de la recherche, convenait très bien à ce physicien expérimentateur. Durant son court mandat, il revitalise les clubs scientifiques de jeunes, surnommés -Les petits débrouillards-, et auxquels E. Guyon est toujours demeuré très attaché. Très sensible à la sauvegarde du Palais, presque disparu dans les travaux du Grand Palais voisin, il a, dernièrement, activement milité pour une renaissance de cet établissement.
Durant son mandat de président de la Société Française de Physique, de 2002 et 2003, il a su développer cette vocation dans la communauté des physiciens de France. Il complète son expérience institutionnelle à partir de 1990 en dirigeant l’École Normale Supérieure pendant dix ans. Il traverse ainsi les 200 mètres que séparent l’ESPCI de la rue Vauquelin à la rue d’Ulm pour revenir sur les lieux de sa jeunesse. Pendant ses mandats, il a dirigé la commémoration du bicentenaire avec de nombreuses opérations de promotion de l’ENS et publication de différents livres d’archives.
Sa large culture et sa sensibilité pour les sciences humaines le rendaient particulièrement attentif aux élèves littéraires de l’ENS et il est notamment intervenu pour développer l’informatique dans les départements littéraires et pour numériser la Bibliothèque. L’une de ses initiatives les plus innovantes a été la création du concours d’entrée « européen » permettant d’accéder directement à la catégorie d’élève normalien, après un examen dans l’une des cinq langues autorisées (anglais, allemand, français, espagnol et italien). Actuellement, malheureusement, la sélection internationale ne donne plus accès qu’à des bourses.
Étienne Guyon défendait avec énergie l’utilisation précise de la langue dans le monde de la science, jusque dans les débats récurrents au laboratoire lors desquels il défendait l’usage du français. C’est ainsi qu’il fut nommé expert à la Commission générale de terminologie et de néologie. En cultivant le bilinguisme, il promut la diversité linguistique. Il aimait écrire, dotée d’une plume facile et rapide. Homme de combat, il maniait la plume comme arme et parlant avec aisance à tous, sa voix portait loin, aux sens propre et figuré. Étienne Guyon fut, dans ses dernières années, un auteur prolifique écrivant, dans un style original, une dizaine de livres de popularisation scientifique dans lesquels il exposait, dans un langage simple et accessible, les derniers résultats de la physique du désordre sortis tout chauds des laboratoires. Beaucoup de ses co-auteurs étaient de jeunes scientifiques que cet exercice de travail en commun a marqué.
Il accompagna étroitement sa femme, Marie-Yvonne, très engagée dans les actions de solidarité, dispensant lui-même des cours d’alphabétisation à des sans-papiers ou bien s’engageant dans des projets au Mali. Sa maison familiale de Limours était ouverte à qui avait besoin d’un toit. Lui qui avait eu la douleur de perdre deux de ses quatre enfants, rayonnait de plaisir, des années plus tard, annonçant urbi et orbi la venue au monde d’un 9ème arrière-petit-enfant.
José Eduardo Wesfreid ; Directeur de Recherche au CNRS (PMMH-ESPCI)
Lien vers la nécrologie paru dans « Le Monde »